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UNE THÉORIE GÉNÉRALE DE L'EMPLOI, DE LA RENTE ET DE LA THÉSAURISATION

German Bernacer, économiste espagnol (1883-1965)

Thèse - Doctorat ès-Sciences Economiques - Henri Savall - septembre 1973

 
TRADUCTION DE L'ARTICLE - Revista Nacional de economia Barcelone 1922
CONCEPT DE DISPONIBILITÉS
PHYSIOLOGIE DES DISPONIBILITÉS
DISPONIBILITÉS ET PRODUCTION
CRÉATION DES DISPONIBILITÉS
SOLUTIONS DU PROBLÈME SOCIAL
1925.’INTÉRÊT DU CAPITAL – PROBLÈME DE SES ORIGINES
1945 LA THÉORIE FONCTIONNELLE DE LA MONNAIE
1955 UNE ÉCONOMIE LIBRE SANS CRISES ET SANS CHOMAGE

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    LES SOLUTIONS DU PROBLÈME SOCIAL
 
  • Le système communiste

            Conformément à notre point de vue déjà exprimé, le problème économique de notre société actuelle n'est pas une question insoluble et fatale ; c'est une chose qui dépend du régime de production établie, qu'il est en notre pouvoir de corriger, et en cela les écoles socialistes auraient raison. Cependant, nos conclusions nous conduisent à un point de vue radicalement différent de ces écoles, quant à la solution opportune.

            Les socialistes s'attachent essentiellement à l'inégalité de la répartition. De notre point de vue, ce n'est pas l'iniquité de la répartition, c'est la rareté de la production qui est à l'origine de la paupérisation sociale, bien que cette inégalité, en tant que phénomène plus perceptible dans la misère, soit à l'origine de la colère des classes prolétariennes.

            Ce qui est certain, c'est que la production actuelle répartie plus équitablement, améliorerait assez peu la situation des classes humbles et peut-être l'état général de la société empirerait-il. On produit relativement peu, et ce n'est pas faute de moyens ; la terre est féconde et les outils sont puissants. C'est donc que l'organisation sociale ne stimule pas les énergies productives, bien au contraire, elle les abolit, car en rendant précaire la situation du travailleur et bien souvent opulente celle du parasite, elle encourage l'oisiveté et le parasitisme et incite au vice, activité souvent plus lucrative que le travail.

            Les socialistes ne voient pas d'autres moyens d'obtenir une plus grande justice et une meilleure organisation que d'étendre le pouvoir de l'État à l'ordre économique, en socialisant tous les moyens de production et en convertissant les citoyens en fonctionnaires. L'expérience russe - en laissant de côté tous les partis pris et les préjugés - n'incline pas à penser que le salut de l'humanité doive se trouver dans un tel système.

            Certains ont tendance à croire que l'échec économique des Soviets est dû aux mauvaises conditions dans lesquelles l'expérience a été entreprise, dans un pays appauvri par la guerre et perturbé par la révolution. Pourtant, la valeur d'un système salutaire doit être démontrée, notamment dans les cas difficiles et, si la valeur du système communiste était positive, la renaissance du pays se réaliserait mieux dans ce système que dans un autre système quelconque.

            En outre, les raisons sont nombreuses qui font penser que l'échec est fatal, quelles que soient les conditions dans lesquelles l'expérience est tentée. Un système économique est toujours mauvais lorsqu'il sépare de l'ouvrage la récompense de l'ouvrier, conformément à la tendance communiste ; il en résulte, invariablement, une chute de la productivité. C'est là un mal qui existe déjà de fait, dans le régime actuel, car l'ouvrier ne perçoit pas que l'augmentation de sa capacité de production se reflète immédiatement dans l'amélioration de son sort économique ; ce phénomène serait encore plus grand dans le régime communiste. Un communisme rigoureux ne serait possible que dans un état de morale économique qui ne transparait aujourd'hui nulle part, et dont nous ne savons pas s’il existera un jour.

            Il semble que la difficulté ait été déjà perçue par le communisme, puisqu'il a imaginé un système compliqué de récompenses et de châtiments, pour stimuler l’intérêt  dans la production. Mais il n'est pas de récompense plus efficace, ni de châtiment plus juste que la récompense et le châtiment qui résultent de ce que le fruit obtenu dépende de la fécondité du travail réalisé, de l'intelligence, de l'aptitude et de l'intérêt manifestés par l'ouvrier dans son ouvrage. Quant aux contingences du hasard, le secours mutuel est de nature à les surmonter.

 
  • Le collectivisme

            Établir une relation entre la récompense et l'effort de production semble être la tendance des écoles collectivistes, moins extrémistes que les communistes. Mais comment ? Dès l'instant où la socialisation des moyens de production accompagne ce système, la fixation des récompenses ne peut être prévue que de façon pragmatique par des règlements spécifiques et confiée à des tribunaux compétents.

            Malheureusement, il n'est pas facile de mettre en œuvre les moyens de fixer la rétribution juste et idoine d'une chose aussi complexe que le travail humain, et pour laquelle il faut tenir compte des aspects les plus subtils de la psychologie et de la sociologie pour atteindre l'efficacité sociale requise. Le temps n'est qu'un des facteurs et, si l'on tient seulement compte de lui, on néglige ce qui est le plus important, à savoir la qualité du travail. L'effort physiologique est très difficile à mesurer et n'a pas de rapport avec l'utilité sociale de l'ouvrage. La peine psychologique est encore plus difficile à estimer et est essentiellement variable, en fonction de mille circonstances différentes : c'est une chose purement subjective. La seule chose authentiquement économique, c'est la fixation de la récompense en fonction de la valeur créée.

            Cependant, la notion de valeur est ce qu'il y a de plus complexe en économie. Est-il quelqu'un, hormis le consommateur lui-même, qui soit capable de l'évaluer ? Or, il ne s'agit pas que tel ou tel autre consommateur puisse le faire, mais bien l'ensemble des consommateurs qui forment la société. Le concept de valeur est une chose qui naît de l'utilité sociale du produit, évaluée par le besoin relatif ressenti par le public consommateur ; or ceci est si variable et si complexe que, seul le jeu fluctuant de la demande sur le marché est capable de le déterminer. L'estimation de la valeur effectuée sur le marché doit faire l'objet de toutes les critiques, mais tout autre moyen s'avérerait plus arbitraire et plus capricieux, quelles que soient les garanties dont on l'entoure. De surcroît, cela présentera l'inconvénient de transformer en une question politique une question économique, qui se trouve être le nerf pour ainsi dire, de toute l'économie. Les organismes chargés de cette mission resteraient fatalement soumis à l'influence politique et sociale des différentes corporations, influence qui ne résiderait pas dans le mérite de leur activité productive, mais dans les dangers et les craintes que leur mécontentement pourrait engendrer. On peut déjà observer ce genre de maux dans les interventions économiques de l'État ; les professions ou les métiers qui sont, de par leur condition, moins propices à créer de graves conflits ayant moins de force matérielle, sont frustrés de leur revendication vis-à-vis des plus forts et des mieux organisés, aussi bien lorsqu'il s'agit des corporations ouvrières que des groupements de fonctionnaires. Ajoutons à tout cela les maux qu'engendrent l'intrigue et le favoritisme propres à tout régime politique.

            Dans l'ordre économique, un système de régulation automatique sera toujours supérieur à un système de réglementation législative et de sentences arbitraires. On ne peut espérer déformer les voies naturelles par la dialectique, par la corruption, ou par les relations comme il en va des lois humaines ; leur fatalité est beaucoup plus efficace et plus morale que l'artefact le plus compliqué. De ce point de vue, notre régime de libre concurrence présente des avantages indéniables, bien qu'il se trouve quelque peu discrédité par l'opinion de nombreuses gens. Il n'est cependant pas possible d'accepter ce discrédit, sans un jugement critique préalable quant à son origine. Il n'en va pas de même si son échec provient de sa condition elle-même, que s'il provient d'une application substantiellement défectueuse.

 
  • Le régime de la liberté et de la propriété

La liberté économique existe aujourd'hui dans la concurrence entre les produits sur le marché intérieur et sert, en temps normal, à fixer les prix des marchandises. Cependant, l'essentiel d'un régime de production libre n'est pas que les prix relatifs des objets se fixent en fonction de leur valeur économique. Ce n'est là qu'un des moyens particuliers d'obtenir quelque chose de plus important, à savoir que les récompenses nées de la production de chacun des agents qui interviennent dans la création de la valeur, soient proportionnelles à la valeur qu'ils créent et au degré de leur contribution par leurs efforts et leurs aptitudes personnelles à la créer. C'est ainsi que l'on excite au maximum et que l'on encourage les énergies productives. Il est certain qu'en plus de cela, il faut qu'il y ait une liberté suffisante pour que ces énergies puissent toujours trouver l'application la plus efficace, à l'intérieur des moyens dont dispose l'humanité.

            En va-t-il réellement ainsi ? L'observation la plus sommaire montre très bien que les revenus du rentier, du fortuné, de l'ouvrier, du ploutocrate, du commerçant, du haut et du bas fonctionnaires ne sont nullement proportionnées à l'utilité sociale de leur participation à la production. Il y a entre elles une inégalité fondamentale, et l'on n'observe aucune tendance vers une plus grande équité. Cela est-il dû à la liberté des contrats elle-même ou, au contraire, à ce que les contrats ne se réalisent pas dans des conditions de pleine liberté et de pleine équité ?

            Les socialistes penchent vers la première opinion et ne voient d'autre moyen de réaliser une meilleure équité, que de faire disparaître la propriété privée des moyens de production et de l'échange. Il est certain qu'il existe un élément de la production, la terre, dont le droit de propriété est très difficile à justifier d'un point de vue économique, car ce n’est pas le produit d'un travail humain mais un moyen naturel de travail absolument nécessaire pour que la production puisse se réaliser ; son appropriation privée est donc une restriction formelle à la liberté de production. Mais il n'en va pas de même du capital, c'est le fruit d'un effort privé et le droit à la propriété privée de ce que l'homme est capable de produire me paraît indiscutable.

            Je ne crois pas que l'on puisse soutenir, même d'un simple point de vue d’efficacité, que l'État doit être chargé de créer le capital en absorbant les économies des particuliers. Outre le relâchement de la propension à épargner que cela entraînerait, tout ce que nous savons jusqu’à présent, par expérience, sur ce que fait l’État lorsqu’il intervient dans le domaine économique, serait simplement de nature à nous laisser penser que cela entraînerait un véritable désastre. La question de l’organisation de la production et de la création  de capitaux sous un régime social des propriétés publiques des produits, voire même des capitaux, me paraît être l’aspect le plus faible de l’argumentation du socialisme.

 
  • Les vices du régime actuel et leur correction

            Ce qui, de mon point de vue, existe actuellement, c'est une perturbation des fonctions naturelles de l'instrument de production.

            Socialement, le capital est un moyen pour aider le travail de l'homme ; individuellement, on le considère comme le moyen de ne pas travailler et ce, non point parce que l'on prétend vivre aux dépens de ce qui a été précédemment épargné, ce qui serait indiscutablement légitime, mais parce que l'on prétend ne pas travailler, en vivant de façon parasitaire, aux dépens du travail d'autrui et pendant un temps indéfini. C'est de là que naît l'absurdité morale selon laquelle la richesse est recherchée comme une fin en soi. Cela est-il inhérent à la condition du capital dans un régime de libre concurrence ? Rien n'est moins sûr.
           
            Il y a là le germe d'une inégalité incompatible avec la liberté qui doit être équitable avant d'être absolue. Le capital qui, en tant qu'instrument de travail, doit être accessible à tous et qui, en tant que fruit du travail, doit pouvoir être formé par chacun, se transforme en monopole d'une minorité, parce que tout le monde n'est pas placé dans les mêmes conditions pour s'approprier les fruits du travail, phénomène qui, loin d'être consubstantiel à un régime de liberté, est incompatible avec celle-ci. La capacité d'appropriation des produits du travail se trouve limitée chez le travailleur non capitaliste par la tendance de notre économie actuelle à limiter et à réduire les revenus du travail effectif. Le capital ne peut généralement pas être accumulé par ceux qui doivent l'utiliser ; en revanche, ceux qui le possèdent peuvent s'approprier des produits dans la mesure du capital qu'ils possèdent, ce qui théoriquement n'a aucune limite.

            Cependant, penser que pour éviter cela, il faut avoir recours à la violence du système de la socialisation du capital est une idée qui ne me paraît pas légitimée, si l'on considère les déductions que nous pouvons tirer de l'étude de la mécanique économique. Pour éviter le mal que nous déplorons, il suffit d'annuler les causes qui, en enfermant la production dans un cercle infranchissable, limitent les revenus du travailleur et rendent inefficace l'effort en vue d'améliorer son sort. La cause principale que nous avons découverte, c'est l'existence d’un fonds variable de disponibilités entretenu par la spéculation, principalement et fondamentalement dans la spéculation sur les terres et sur les actifs productifs de rente.

            Il suffirait d'éviter l'action pernicieuse de ce fonds de réserve qui ne remplit aucune fonction socialement bénéfique, afin que la production puisse acquérir son expansion naturelle et que, dans le même temps, disparaisse l'intérêt du capital, en permettant ainsi aux travailleurs d'obtenir le fruit intégral de leur travail, d'un travail qui serait alors bien plus fécond, puisque la disparition de l'intérêt du capital balaierait le principal obstacle à l'application des moyens de production les plus efficaces.

            Le moyen le plus radical d'empêcher la spéculation serait de supprimer la propriété privée des actifs productifs de rente. Cependant, cette mesure s'avérerait même inutile, pour autant qu'elle paraitrait trop violente et irréalisable dans l'immédiat, puisqu’il suffirait d'interdire l'échange de ces biens de rente contre des valeurs réelles. Lorsque les disponibilités n'auraient plus l'occasion de s'employer ou plutôt, de s’échanger, contre des biens productifs de rente, l'intérêt du capital qui naît de cette possibilité disparaîtrait automatiquement. Alors, les disponibilités ne trouvant plus d'emplois lucratifs en seraient réduites à se destiner à la consommation ou à l'investissement, - création d'authentiques capitaux de production, - attirées par un bénéfice qui serait à peine supérieur à la compensation du risque encouru. De telle sorte, le fonds des disponibilités serait réduit au minimum et leur variation s'avérerait inoffensive.

            On nous dira qu'il reste encore la possibilité de spéculation sur les marchandises de production courante, mais celle-ci, hormis le cas habituel où elle s'avère indispensable pour la circulation des marchandises destinées au ravitaillement de l'industrie et du consommateur, est plutôt un fait exceptionnel. La spéculation sur les marchandises se produit lorsque, par suite de certaines pratiques financières excessives de la part des gouvernements, ou par suite des incidences mêmes de la fluctuation industrielle propre au régime actuel, des variations brutales du fonds des disponibilités réelles ou fictives se produisent. Cela entraîne des fluctuations des cours de toutes sortes de biens, objets de transactions, à tel point que la spéculation sur les marchandises est plutôt un phénomène induit par l'autre type de spéculation. Cependant, il est toujours souhaitable - et ceci, quelles que soient les circonstances, du point de vue de l'économie la plus rudimentaire - de réduire la spéculation commerciale au minimum indispensable, en faisant en sorte que les produits parviennent aux consommateurs au travers du plus petit nombre possible d'intermédiaires et avec un coût minimum.

            Lorsque la production serait libérée de la contrainte de l'inélasticité de la demande, que les fluctuations des disponibilités n'empêcheraient plus la croissance des revenus au même rythme que les progrès de la production, l'industrie se développerait au maximum de ses possibilités. Il est certain que nous n'avons pas aujourd'hui la moindre idée de ces possibilités, car le développement actuel de l'industrie est sans commune mesure avec la capacité réelle de production, capacité potentiellement créée par le progrès.

            La première impulsion serait donnée par la grande masse de disponibilités, aujourd'hui occupées dans la spéculation qui, lorsque cette dernière serait empêchée, se destinerait, soit à l'acquisition de biens de consommation, soit à la création d'industries. Elle viendrait donc grossir la demande, provoquant ainsi une période de progrès industriel intensif. Ce progrès ne se verrait pas entravé, comme aujourd'hui, par le prélèvement d'un intérêt qui détermine la cherté des disponibilités, dans le cas où celles-ci ont la possibilité de s’orienter vers des emplois lucratifs, en dehors du système productif.

            Au contraire, la croissance rapide des revenus, à l'occasion d'un accroissement de la productivité. Cet accroissement ne serait plus alors empêché par les phénomènes que nous avons étudiés comme étant inhérents à l'existence d'un fonds spéculatif de disponibilités, faciliterait la formation d'épargnes plus abondantes qu'aujourd'hui, épargnes qui seraient réparties entre tous les véritables producteurs, ces producteurs ne pouvant plus aspirer à une vie de rentier, car il n'y aurait plus d'occasions de les employer sous forme de rente. Il ne resterait plus à ces épargnes qu'à se transformer immédiatement en capitaux véritables, d'autant plus que leurs détenteurs, employant déjà leur travail dans l'industrie, auraient tout avantage à y employer également leurs économies pour rendre leur travail plus productif. C'est alors, que pour la première fois, la fonction sociale du capital serait réconciliée avec sa fonction individuelle.

            Les actifs productifs de rente, laissés hors du circuit, mais qui continueraient de produire des rentes en faveur de leurs propriétaires, devraient enfin être rachetés par l'État, les terres notamment, car l'accroissement de la demande, provoqué par l'expansion de la production ferait élever sensiblement les rentes, en absorbant de façon parasitaire une partie importante de la production. Cependant, ce serait prolonger à l'excès la présente étude, dans laquelle je me proposais seulement de mettre en lumière les causes immédiates du malaise social. Ces causes doivent  être recherchées dans ce ceinturon vivant avec lequel la spéculation tient l'industrie, tel un serpent dont les contractions spasmodiques sont autant de crises douloureuses de l'organisme collectif, qui consument en de vains efforts les énergies sociales et stérilisent les meilleurs fruits de la pensée et du génie humain.

            Les nations recherchent le moyen d'éluder le mal dont elles souffrent et elles croient le trouver, momentanément, dans des tarifs douaniers, des mutations politiques, des ouvertures de nouveaux marchés, des conquêtes coloniales, qui ne font qu'allumer la haine et la rivalité entre les peuples et entre les hommes, promouvoir des guerres, des grèves, des troubles sociaux, des révolutions politiques et d'autres cruautés qui sont autant de sources de nouvelles souffrances et des obstacles au progrès moral de l'humanité.